Avec l’arrivée de l’été se profilait pour moi une période traditionnellement clé pour mon activité d’UI / UX Designer & développeur WordPress indépendant à Nantes depuis que celle-ci elle est immatriculée : celle de l’élaboration des programmes pédagogiques pour l’année suivante et les propositions d’interventions qui vont avec auprès des écoles où j’ai le plaisir d’intervenir depuis 2018. Seulement, cet été, quelque chose ne s’est pas déroulé comme d’habitude.
Si vous me suivez depuis longtemps, vous savez que l’enseignement et la formation d’étudiant·e·s a presque instantanément représenté environ 50% de mon activité depuis que je pratique mon métier en indépendant.
Depuis, j’ai eu la chance d’enseigner plus d’un millier d’heures depuis mon premier cours en décembre 2018, séance dont je m’en rappelle encore très nettement aujourd’hui.
Ce cours, c’est Valentin Blanchard (et je t’en remercie encore aujourd’hui) qui a été le premier à me faire confiance pour l’assurer (après que Frédéric Guérineau lui ait très amicalement soufflé mon prénom). Un peu au pied levé, il faut bien le dire, Valentin me confie alors une classe de Mastère 2 en Web Design pour leur parler “Ergonomie, maquettage visuelle et UX”.
Disons-le franchement, cette première expérience restera largement perfectible (avec le recul) tant pour l’apport pédagogique théorique (j’apprenais à écrire un cours) que professionnel ( j’étais lancé en indépendant depuis seulement deux mois après 4 ans de salariat laborieux). Après tout, qu’avais-je vraiment à raconter de si intéressant ? L’expérience a pourtant été extrêmement stimulante intellectuellement.
Un démarrage d’ailleurs assez inoubliable pour moi puisqu’au moment même où je m’apprêtais à ouvrir la bouche pour saluer le groupe d’une douzaine d’étudiants et réclamer leur attention, je fais bêtement tomber au sol le marqueur Veleda que je martyrisais nerveusement du bout des doigts pour me donner une contenance. Je me jette alors rapidement au sol pour le ramasser avant que quelqu’un ne remarque ma maladresse, disparaissant quelques secondes derrière le bureau qui fait face au groupe. Alors que je suis accroupi pour atteindre l’objet, un énorme vertige et une sueur glacée me prennent le ventre et se répandent :
“Mais qu’est-ce que tu fous devant ces étudiants, Gaëtan ? Pourquoi tu t’es lancé là-dedans ?”
Je prends alors une énorme bouffée d’air et fini par remonter de derrière ma cachette de fortune, réapparaissant les joues embrasées de pourpre devant le groupe (qui ne s’est aperçu de rien naturellement – enfin, je crois). Et me voilà lancé. Lancé avec une voix que je mets de longues minutes à placer suffisamment haute pour qu’elle atteigne le fond de la pièce. J’apprendrai quelques mois plus tard à le faire plus naturellement grâce au théâtre associatif sans trop fatiguer (l’astuce, c’est que la voix vienne du ventre). Après ces premières heures, je ressors totalement lessivé émotionnellement, ayant clairement consumé mon crédit social pour les prochains jours qui suivront, avec la vue trouble et les mains encore tremblantes, comme si j’avais bu un verre de trop. À peine franchi la porte, j’ai souvenir d’avoir encore tellement la tête absorbée par le match qui vient d’avoir lieu que je vais manquer de très peu de me faire renverser par un Chrono-bus nantais de la ligne C1 ( C’eût été une bien triste fin vous en conviendrez), qui klaxonnera copieusement au passage comme si j’étais ce fou qui a tente délibérément de se jeter sous ses roues. Oupsi !
J’ai alors 27 ans, et je suis totalement balbutiant en ce qui concerne les rudiments juridiques et administratifs de la micro-entreprise, le tout à peine reconstruit de la fin mouvementée de mon époque salariée. L’enseignement va alors être progressivement une excellente thérapie pour forger l’assurance du futur indépendant que j’étais, sur le point de révéler son potentiel dans la transmission de ces expériences et savoirs.
Année après année, je vais ainsi assurer un volume horaire de plus en plus important, atteignant jusqu’à 250 heures annuelles au pic de ma période d’intervenant, y compris durant la période COVID 19. Et avec cela, naîtra une forme de sécurité : ne pas avoir tous mes œufs dans le même panier en terme d’activités.
En visio-conférence comme en présentiel, avec des Bachelors ou des Mastères 2, en coaching, en jury, en suivi de projet, en workshop, je vais durant ces 6 années m’essayer à de multiples formules pour transmettre ce que je sais (et ne sais pas) à ceux que j’appelle “les professionnel·le·s de la profession de demain”.
Et puis arrive l’été 2024. En deux semaines, je vais apprendre que je n’aurai que 27 heures à dispenser pour 2024-2025, perdant ainsi un tiers de mon chiffre d’affaires régulier. Après une rapide consultation auprès de mes nombreux camarades intervenants, j’ai vite confirmation que je suis loin d’être un cas isolé : il s’amorce effectivement – et plutôt brutalement – ce que j’ai pressens être la fin d’un cycle et d’un système qui s’est trop longtemps auto-asphyxié.
Et pour cause :
Le bassin nantais propose en 2024, selon les statistiques, environ 23 établissements proposant de près ou de loin des formations similaires à celles dans lesquelles j’interviens depuis 2018, dont beaucoup peinent à maintenir un nombre d’étudiants suffisant pour se permettre d’ouvrir une promotion pour l’année suivante.
Mais alors, comment en est-on arrivé à une telle saturation du marché local ?
Réaction auto-immune du système
Cette dégringolade, je ne vais pas prétendre que je ne l’ai pas vu venir.
Deux ans auparavant, je cessais deux collaborations avec des établissements d’enseignement supérieur privés (et j’insiste sur le “privés”, car la précision est importante pour la suite).
La promesse d’insertion professionnelle ne pouvant plus être tenue davantage, la formation a dû fermer ses portes. C’est une chose qui est parfaitement réglementée dans le public depuis de nombreuses années, et quelque part, c’est parfaitement logique et entendable. Mais permettez-moi de mettre temporairement ce sujet de côté pour mieux y revenir un peu plus loin.
Pour la première rupture cette année-là, la filière où j’intervenais depuis 6 ans a fini par fermer d’elle-même, victime d’une réalité économique bien concrète. La faute à un plutôt bon taux d’insertion en alternance, qui ne transformait plus l’essai à l’issue des études des jeunes qui en sortaient. Concrètement les entreprises locales étaient prêtes à les embaucher en alternance, car financées à coups de subventions (le COVID 19 étant passé par là entre temps) et de “rémunérations préférentielles” en fonction de leur âge. En revanche, une fois l’alternance achevée, le ton finissait hélas par se raidir. Impossible pour ces étudiants d’être recrutés en CDD ou CDI aux salaires pleins que ces néo-diplômés aspiraient à obtenir une fois sortis des études avec un Bac+5.
La deuxième collaboration interrompue en 2023 est d’une nature un peu différente, car elle est à mon initiative. Cette fois-ci, au moment où nous avons pris des directions opposées, j’intervenais au sein de cette école depuis seulement un an. Cette dernière était relativement jeune sur le territoire nantais après s’être implantée progressivement dans d’autres villes similaires à Nantes, car disposant d’une forte population étudiante historiquement. Comme bon nombre de ces concurrents les moins établis, cette dernière avait pour ambition de blinder (je n’ai pas de meilleurs termes) ses promotions jusqu’à 36 étudiants par classe par soucis de rentabilité pour l’année suivante, en profitant au passage pour changer de locaux car elle occupait jusqu’à présent des locaux d’entreprises type “TPE”.
Je découvre alors avec effroi un modèle économique que j’appelle celui de la “franchise low cost” (oui comme McDo’) où l’essentiel est “d’ouvrir de nouvelles villes” en permanence pour croître.
Hélas, le niveau y est – disons le franchement – au mieux hétérogène, au pire carrément médiocre. Beaucoup des étudiants que j’ai face à moi se demandent – encore en mastère – ce qu’ils font là et n’ont pas du tout les pré-requis techniques, théoriques, culturels qui me semblent être essentiels : choix typographiques, règles de base de composition, hiérarchie colorimétrique, références en histoire de l’art, maîtrise rudimentaire des logiciels professionnels, le tout parfois à quelques mois d’être jeté dans le grand bain de l’insertion professionnelle.
Me revient alors aux oreilles une expression particulièrement disgracieuse, que j’ai entendu murmurer plusieurs fois au fil des années, comme du Fourchelang : “acheter son diplôme”.
C’est ainsi que je décide (comme plusieurs de mes confrères et consœur intervenant·e·s la même année) qu’il serait éthiquement irresponsable (et même suicidaire) de ma part de cautionner un modèle qui mènera notre industrie – déjà si concurrentielle – et ses acteurs à la saturation pure et simple. Beaucoup d’entre nous n’ont pas renouvelé leur poste de formateur l’année qui a suivi.
Une saturation portée par de nouveaux organismes de formation, brutalement sortis du sol, initié dans un premier temps à Paris et se développant ensuite en Province pour satisfaire une gourmandise lucrative. Des “marques” dont les noms sont tous quasiment interchangeables pour peu qu’ils contiennent “Digital”, “Disruptif”, “Startup”, “Campus”, “Académie”, “Web” dans leur intitulé, comme nous aimions en plaisanter entre intervenant·e·s.
Le climat économique ambiant et généralisé de “serrage de fesses” que beaucoup d’entre nous traversent en ce moment ne vient qu’explicitement mettre en lumière les limites de ces usines à designers. C’était parfaitement prévisible que cela finirait mal. Vous remarquerez que “cupidité” n’a jamais rimé avec “bon sens”, et ce n’est pas un hasard. Il n’y aura pas de places pour tout le monde malgré les promesses des plaquettes commerciales entre les mains des étudiants et leurs parents.
Car, ne vous leurrez pas : en enseignement comme en agriculture, l’élevage en batterie n’a jamais servi autre chose que des enjeux financiers et a contrario – toujours desservi à court ou moyen terme, l’intérêt général des gens qui la consomme.
Il n’y a guère que Poudlard qui puisse se permettre de n’être qu’une école avant d’être une entreprise tentaculaire devant des comptes à des actionnaires et investisseurs. La leçon est particulièrement cynique mais il m’a fallu quelques années pour la comprendre, jeune intervenant un peu idéaliste que j’étais, qui a toujours pu profiter d’une formation de qualité et d’enseignants marquants durant tout son parcours.
In fine, – et surtout, sans surprise – c’était pourtant le pire des services qu’on puisse rendre à ces étudiant·e·s “moyennement” formés (et qu’on ne peut même pas les tenir responsables pour cela ) et plus largement à notre industrie :
Lâcher dans la nature localement, chaque année, des centaines de profils (endettés pour beaucoup), fragiles sur le plan théorique, ayant vaguement touché à tous et rien à la fois sur la plan pratique et leur laisser penser que – parce qu’ils ont un diplôme ( parfois ) reconnu par l’État – leur insertion professionnelle ne sera qu’une formalité, relève au mieux de l’irresponsabilité générale, au pire du suicide collectif.
Des profils “hybrides” vaguement formés en marketing, en communication, parfois créatifs (parfois non), à peine à l’aise (voir totalement inaptes) en code, en motion design, etc. Disciplines dont certains ne feront plus jamais rien une fois dehors, si ce n’est quelques communication pour dépanner et illustrer une story Instagram de la boîte qui les embauchera – peut-être – chaque années bissextiles. Des moutons à cinq pattes oui, mais des moutons à cinq pattes chétifs, que l’intelligence artificielle aura bien le temps de remplacer sans vergogne. Et cela aussi, on pouvait le prédire.
C’est ainsi que s’est progressivement créée un système d’enseignement privé qui en arrive à s’auto-digérer après avoir consciencieusement et collectivement scié la branche sur laquelle elle était assise.
La sanction est alors très vite irrévocable comme dirait Denis B., dès lors que le contexte économique se tend (comme en ce moment) et que ce système n’est plus en mesure de tenir ses promesses d’insertion professionnelle ( ce qui reste et devra toujours rester l’objectif d’une école) et de vecteur d’émancipation intellectuelle.
Un système né à l’origine pour seconder de la formation professionnelle et universitaire publique ( dont je suis moi-même issu ), qui ne permettait pas toujours de monter à bord d’un des wagons de son train pour être formé à un métier désirable.
Formation universitaire publique d’ailleurs incapables de proposer une rémunération correcte à des intervenants extérieurs qui voudraient intervenir pour autre chose que l’Amour de l’Art (cupides que nous sommes, nous formateurs). On m’a ainsi proposé, il y a quelques années, d’intervenir ponctuellement en université publique, mais pour un tiers de la rémunération que je parvenais à dégager dans le privé.
Comment voulez-vous trouver des intervenants de qualité quand beaucoup sont à leur compte en parallèle de l’enseignement… ?
Inflation pédagogique
Revenons 15 ans en arrière. À l’issue de mon bac, il m’a fallu deux tentatives pour intégrer ce qui s’appelait alors une MANAA ( Mise À Niveau en Arts Appliqués) en vue d’ensuite aller en BTS Communication Visuelle par la suite. Une année préparatoire obligatoire, à destination des bacheliers généraux pour leur permettre – en un an – d’être à peu près opérationnel en dessin et histoire de l’Art ( entre autre chose) et pouvoir être dirigés vers les nombreuses voix possibles des Arts Appliqués et du Design : design de produit, design d’espaces / intérieur, communication visuelle et graphisme, architecture, mode & stylisme.
Détail qui n'en est pas un : à l'époque, Admission Post-bac (de sinistre mémoire et ancêtre de Parcoursup, tout aussi sinistre) n'autorisait que 3 candidatures à des MANAA en France et 12 BTS ayant le même intitulé, pour maintenir un certain équilibre.
La sélection était donc d’environ 10% d’admission ( de mémoire, 600 dossiers à l’entretien, 60 admis l’année où j’ai été pris) dans une ville moyenne de province comme Quimper. On peut facilement imaginer que cette statistique est encore plus drastique dans des villes plus attractives pour des étudiants quittant le nid des parents.
Une fois arrivé en Licence Professionnelle en “Web Design sensoriel & Stratégie de création en ligne” ( concrètement, ce qui ne s’appelait pas encore “UX Design” en 2013 auprès des moldus) – dont la vocation a toujours été de former d’excellents techniciens ++, parfaitement opérationnels une fois leur diplôme en poche – nous n’étions plus que 20 étudiants venant de la France entière. Sauf erreur de ma part, à l’époque, la quasi-totalité de la promotion à laquelle j’appartenais a signé un contrat professionnel dans les 6 mois qui ont suivi.
La licence Pro’ – qui existait pourtant depuis de très nombreuses années, a finalement fermé ses portes l’année dernière (désormais remplacé un mastère plus prometteur) car les jeunes avaient tendance désormais à systématiquement poursuivre en mastère pour être aptes à s’insérer professionnellement.
On touche ici à un “Pain Point” crucial : ce que Sir Ken Robinson dénonçait déjà en 2006 comme étant une “inflation universitaire” du système éducatif occidental, dans une des conférences TEDx les plus consultées à ce jour et que je vous invite chaleureusement à consulter
La question que nous devons nous poser quelque soit l’industrie dans laquelle on évolue est – selon moi et, avec toute l’humilité du monde – la suivante :
À quel moment avons-nous politiquement merdé au point qu’un Bac et même une Licence ne garantissent plus un emploi ? À quel moment avons-nous laisser des écoles… Pardon ! des entreprises … suffisamment pulluler sur un territoire local pour qu’elles le mettent en danger et avec elles des métiers entiers, l’avenir des étudiants qui les intègrent jusqu’à la saturation, sans qu’elles ne doivent rendre des comptes ?
Une saturation ne manquera pas, au passage de mettre de nombreuses équipes pédagogiques ainsi que des intervenant·e·s passionnés de transmettre leurs connaissances, en déséquilibre précaire.
Au moment où j’écris ces lignes, il me reste encore un espoir secret et assez personnel. Un filet de lumière que j’entrevois depuis maintenant deux ans en coulisses, qui s’incarnerait ainsi : proposer autrement mes propres formats et ressources pédagogiques accessibles et – autant que possible – solides pour que je puisse aussi en vivre, à destination de ceux que le Système ne parvient plus à accueillir et de leur assurer une perspective sécurisante pour l’avenir.
“On n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir : on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est.”
– Jean Jaurès
Remerciements :
- Le traditionnel trio d’intervenants Alix LEROY , Nicolas Martin et Yvan Roumilhac avec qui j’ai souvent discuté de ce que serait notre Poudlard idéal,
- Cécile TASQUER , Eugénie Didier , Lucile de BENOIST (Panafieu) Loren Lahmar 🦑 Corentin Cailleaud et les très nombreux autres intervenants que j’ai eu un vrai plaisir à croiser dans les couloirs d’écoles parfois pendant des années, et qui ont la même passion de transmettre qui les anime au quotidien.
- Valentin Blanchard , Claire Araudeau , Mélina Lechat , Sandrine Hermelin , Amelie Brulé , Louis Boudet 🥦 , Eric Feuardent , Anais MENARD , et bien d’autres, tout aussi passionnés par l’enseignement et qui ont eu – de surcroît – l’audace de me faire confiance pour me confier le soin de dispenser des cours auprès d’étudiants eux-aussi passionnés par nos métiers.
- Corentin Pajot , Fanny Péneau et toute la promotion 2018-2019 de Mastère 2 de l’ECV Digital, qui a essuyé – malgré eux – les plâtres de mes premiers pas hésitants et que j’ai toujours plaisir à recroiser aujourd’hui, maintenant qu’ils sont devenus “les professionnels d’aujourd’hui” et qu’ils volent de leurs propres ailes.
- L’ensemble de ces étudiants marquants et impliqués croisés au fil des années, trop nombreux pour que je puisse les citer individuellement ( vous êtes près de 300 ! ).