6th Sense, la révolution technologique qui n’a pas eu lieu

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Innovation, Inspiration

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il y a 5 mois

Cette vidéo, encore en ligne aujourd’hui. Elle totalise un peu moins de vingt millions de vues. Pourtant, si elle avait tenu toutes ses promesses sur le futur qu’elle nous annonçait à tous, je n’aurais pas besoin de vous la présenter. De plus, vous seriez sans doute en train de lire cet article de manière totalement différente à cet instant.

Trève de teasings, il faut qu’on parle de la présentation au TEDx India du projet “6th Sense” par Pranav Mistry en Novembre 2009.

Nous sommes un soir d’automne 2009 à Rennes. Loin du domicile familial, je découvre depuis quelques semaines les joies d’une première année d’études (en Licence 1 d’Arts Plastiques, je me cherchais … ) et de la vacuité qui va avec seulement 18h de cours par semaine. Dans un studio étudiant du quartier St-Anne, un camarade nous montre une vidéo qui va avoir un impact durable sur mon imaginaire de futur designer web, car je vais y penser très régulièrement pendant les années qui vont suivre. À tel point que je vais la présenter pratiquement chaque année à mes étudiants en design UI / UX.

Jugaad, l’innovation frugale

Mistry est originaire du nord de l’Inde et a été formé au MIT. Sur sa page Wikipedia, on apprend qu’il se désigne lui-même comme “Desigineer” (contraction de “designer” & “ingénieur”).

Je pense qu’il faut bien garder ces quelques informations en tête en regardant la conférence. Justement, en hindi, il existe un mot pour illustrer une philosophie qui résume assez bien celle d’un “designeer” de sa trempe : Jugaad.

En Inde, le terme “Jugaad” est couramment utilisé pour décrire des solutions créatives et ingénieuses qui permettent de surmonter les obstacles.

Mais “Jugaad” ce n’est pas seulement synonyme de “bricolage” du pauvre, c’est également un état d’esprit : celui d’une innovation frugale, dans laquelle l’ingéniosité humaine est mise à profit pour maximiser des ressources souvent (très) limitées.

En Occident, son équivalent sémantique serait sans doute “le Système D.”, “la débrouille”, “la démerde”, “vivre de brics et de brocs”. 

Je pense que vous avez l’idée ! On peut sans doute trouver une filiation avec l’univers “makers” et du “life-hack” en terme d’ADN.

Vous trouverez de nombreux exemples en ligne et constaterez que c’est toujours ingénieux, régulièrement farfelues, souvent foutraque, parfois anecdotique, ponctuellement hilarant mais l’essentiel, c’est que “ça fait le job”. 

Quelques exemples :

  • L’ampoule à pédale : Dans certains bidonvilles, les habitants utilisent le pédalier d’un vélo pour générer de l’électricité ou allumer une ampoule.
  • Pompe à eau à vélo : Dans les zones rurales, des pompes à eau sont parfois actionnées par des pédaliers de vélo pour irriguer les champs.
  • Télévision solaire : Utilisation de panneaux solaires pour alimenter des télévisions ou autres appareils électriques dans des régions sans accès à l’électricité.

Si Mistry nous montre, dans les premiers instants de sa conférence, comment il s’est amusé à autopsier une souris d’ordinateur pour reprendre à son compte le fonctionnement des capteurs du roulement de la bille, pour mieux les détourner en se les mettant au bout des doigts, c’est aussi vous préparer à ce qui va suivre ensuite.

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Un vélo pour faire fonctionner une pompe hydraulique, permettant d’irriguer un champ. Un exemple de ce qu’est “Jugaad”

Un paradigme nouveau : faire rentrer le virtuel dans le réel, pas l’inverse

Le jeune Pranav, qui n’a que 29 ans au moment de cette conférence, nous explique qu’il a eu huit années devant lui pour pouvoir expérimenter des dispositifs de ce type.

Très vite, on comprend ainsi que c’est un pragmatique : la technologie, c’est bien mais il faut encore qu’elle soit réellement utile et accessible pour ceux qui ont besoin.

Ainsi, selon lui, cette technologie ne doit pas nous déconnecter du monde physique.

Par exemple, en ne nous enfermant pas le cerveau et la vue dans des interfaces rectangulaires, aux bords arrondis et constituées de pixels.

À peine plus de mille jours après que le premier Iphone ait révolutionné le monde, Pranav Mistry choisit donc d’aller seul dans la direction opposée au paradigme que nous proposent alors les GAFAM, qui nous invitent à leur confier l’intégralité de notre vie personnelle (y compris notre âme) pour qu’elle soit traduite en pixels.

Personnellement, je pense que c’est à cet instant que nous avons collectivement foiré et misé sur le mauvais cheval, technologiquement parlant.

Mistry va ainsi égrené de très nombreuses démonstrations de prototypes prometteurs durant la conférence. Il me rappelle immédiatement une version “logiciel libre” de Tom Cruise dans Minority Report avec ses capteurs au bout des doigts.

Les prouesses techniques présentées sont nombreuses : post-it connecté, objets du monde réel servant de support pour des informations contextualisées, le journal qui s’anime comme dans Harry Potter,  jouer avec une feuille de papier en guise d’écran, photographie, navigation, etc.  À l’instar du célèbre slogan d’Apple de la même époque, il semble que 6Th Sense a “des applications (théoriques) pour à peu près tout”.

Plutôt pas mal pour un dispositif dont les composants peuvent être achetés en magasins pour à peine 350 USD.

Mieux encore, c’est sous des applaudissements nourris que le designeer annonce en grande pompe que le fruit de ses recherches sera accessible en open-source à qui voudra les développer.


Pourtant, il est probable que les plus jeunes lecteurs parmi vous (coucou la Gen’ Z !)  n’ont jamais entendu parler de ce projet.

Vous l’aurez compris, quinze ans plus tard, l’Histoire n’a pas (encore) donné raison à Pranav Mistry. Le numérique a bel et bien envahi notre attention, notre cerveau, notre esprit et nos habitudes. Alors, que s’est-il passé ?

Un sixième sens, sauf pour prédire son échec

Le lendemain de sa conférence, Mistry est littéralement encensé et proclamé comme étant l’un des innovateurs les plus prometteurs de sa génération. Sa technologie est accessible librement. Il ne manque plus que des développeurs et les industriels pour s’en emparer !

Justement, c’est là que le projet va justement prendre du plomb dans l’aile.

On peut imaginer plusieurs raisons pour lesquelles ni l’un ni l’autre n’ont su (ou voulu) s’approprier ces recherches et les distribuer à grande échelle.

  • Peut-être jugées trop “Jugaad” justement, pour une culture occidentale qui a appris 50 ans plus tôt que “la laideur se vend mal” ? Évidemment, face à l’esthétique épurée d’Apple, le prototype de 6th Sense fait un peu peine à voir, c’est indéniable. Pour qu’une technologie comme celle-ci réussisse, elle aurait eu besoin de solides partenariats industriels pour son développement, la conception de son design, la production et la distribution. Le projet n’est donc jamais parvenu à passer du prototype à un produit de masse
  • Les contraintes du vrai monde physique ? Les contraintes susceptibles d’être rencontrées par le dispositif dans la vraie vie sont alors encore très nombreuses pour le projet de Mistry : quelle autonomie pour un mini vidéo-projecteur portatif de ce type ? Comment avoir toujours un contraste suffisant en plein jour avec le projecteur ? Comment garantir un poids et une taille qui soit physiquement acceptable (problématique très largement rencontrée par les casques de réalités virtuelles des années plus tard) ? À partir du moment où la place publique est mon écran, existe-t-il encore une forme de discrétion ? Qu’en est-il de la prise de photos / vidéos entre vos doigts et la vie privée (vous allez voir, on va y revenir à ce point précis …) ?
  • Accès à un Internet mobile stable et performant en 2009. Quand je découvre cette conférence, mon forfait mobile m’autorise d’accéder à 50Mo d’Internet par mois et plusieurs de mes camarades ont accès à Internet chez eux uniquement grâce à des identifiants hotspots de Free ou SFR piratés ou qui sont déjà squattés par une dizaine d’autres inconnus, avec le débit qu’on peut imaginer sur un réseau EDGE / 3G si on a un peu de chance. Mauvais timing Pranav, car sans accès stable et abordable à Internet, on perd quand même beaucoup des possibilités du dispositif.
  • Modèle économique à définir : comment 6th Sense aurait être commercialisé de manière rentable ? Certes, la plupart des composants nécessaires aurait eu un coût rudimentaire sur le papier, mais quels modèles économiques et écosystème développer autour ? La question du prix, de la fabrication en masse et du support après-vente n’ont jamais réellement été abordés par Mistry, même si son souhait était manifestement de le rendre accessible à toutes & tous. On aurait pu imaginer des accessoires et capteurs supplémentaires venant rajouter de nouvelles fonctionnalités à l’objet, à l’image d’un Raspberry PI. Capteurs qui ont très vite trouvé une place dans les entrailles de la plupart de nos smartphones modernes dans les mois et années qui suivirent : gyroscope, capteurs de lumière, capteurs de présence, infra-rouge, bluetooth, puce NFC, lecteur d’empreintes, reconnaissance faciale, etc
  • Six mois après la conférence de Mistry, Apple nous sort son premier Ipad. Bon, on ne peut pas être révolutionnaire à chaque fois, mais la tablette trouve tout de même un public : les seniors, qui aurait pu trouver l’écran de l’Iphone premier du nom (mesurant 4 pouces de diagonale à l’époque) trop petit (je caricature grossièrement, vous me connaissez maintenant) ! Pas sûr que c’était la cible prévue mais ça marche relativement correctement …
  • La même année, en 2010, à Mountain View et à Redmond, deux petites boîtes sans prétention baptisées respectivement “Google” et “Microsoft”, ont déjà commencé à plancher en secret sur leur propre vision de ce que sera le futur technologique grand public : Google Glass et Hololens.
Visuel promotionnel pour les Google Glass
Visuel promotionnel pour les Google Glass

Le monde n’est visiblement pas prêt : la triste histoire des Google Glasses de Sarah Slocum

Google dégaine donc en premier sa paire de lunettes connectées au futur dès 2012. La suite on la connaît : Google abandonne le segment des particuliers dès 2015, après diverses critiques concernant son prix de vente proposé ( 1500 USD ), différentes polémiques comme le fait que les utilisateurs étaient surnommés les “glassholes” ( qu’on pourrait traduire par “trou du cul à lunettes” en bon français ) et surtout, le triste fait divers impliquant une certaine Sarah Slocum.

Nous sommes en Février 2014, à l’intérieur du bar Molotov’s, un bar populaire dans le quartier de Lower Haight à San Francisco. Sarah Slocum arbore fièrement sa paire de Google Glass. Elle fait alors partie du programme “Explorer” de Google, un programme réservé aux premiers testeurs et influenceurs de la tech.

bar molotov san francisco sarah slocum
Bienvenue au Bar Molotov de San Francisco, merci de bien vouloir laisser vos lunettes de réalité mixte à l’entrée pour votre propre sécurité.

À cette époque, la paire de lunettes en est à peu près au même stade que l’Apple Vision Pro l’est mi-2024 : jugée comme étant un gadget de technophiles pédants et réservée à une élite blanche américaine prête à débourser plus d’un SMIC pour la posséder. Dix ans plus tard, le Vision Pro nous est tout de même proposé à 2,28 SMIC (nets) me direz-vous.

Fatalement, les utilisateurs de Google Glass étant encore peu nombreux début 2014, la femme attire rapidement l’attention de plusieurs clients du bar. Certains d’entre eux expriment leur mécontentement et leur inquiétude par rapport à la possibilité d’être enregistrés ou filmés sans leur consentement par les lunettes. La captation, notamment vidéo, est d’ailleurs vendue comme l’une des fonctionnalités majeures de l’appareil par Google. Très vite, parce qu’on est aux USA, la situation dégénère.

Selon les témoins, Slocum est confrontée verbalement par des clients, et une altercation physique s’ensuit. Un homme arrache alors les Google Glass du visage de Slocum, et elle est physiquement agressée. Slocum affirme que ses lunettes et son sac à main ont été volés dans la bataille. La police de San Francisco intervient, mais les détails de l’incident restent flous ( dommage quand on parle d’une paire de lunettes). Certains médias rapporteront que la pauvre Sarah a tout de même réussi à filmer une partie de son agression.

Plus tard, le bar quant à lui, hésitera un moment entre servir de l’alcool à des hommes violents en journées ou bannir tous dispositifs permettant de filmer ou d’enregistrer quelqu’un, avant d'opter pour la seconde option. Logique.
microsoft hololens mixedworld rgb

Pendant ce temps, chez Microsoft

Curieusement, Microsoft ne renonce pas à sortir sa propre paire de lunettes en 2015. Mais ils font choix stratégique différent et logique après avoir vu leur concurrent se casser les dents juste avant. Contrairement aux Google Glass, HoloLens a été dès le départ positionné comme un outil pour les professionnels et les entreprises. Microsoft cible des secteurs comme l’architecture, la médecine, la conception industrielle et l’éducation. Vachement plus noble que des bagarres dans un bar ! Un positionnement que la deuxième génération de Google Glass, sortie en 2017, prendra également, car ayant appris de ses erreurs passées.

À ce stade, il peut être tentant de parier qu’une grande partie des casques de VR / AR de 2024 prendra un virage similaire vers l’industrie professionnelle s’ils ne parviennent pas davantage à s’imposer auprès du grand public. Surtout si la seule chose désirable qu’on lui vend, c’est la vision du métavers de M. Zuckerberg.

Le futur des interfaces : un brin déceptif, non ?

Avec tout ça j’ai failli oublier de vous dire ce qu’est devenu Pranav Mistry entre temps.

En 2013, Mistry devient Vice-Président de la recherche chez Samsung aux USA (pardon monsieur !) et a dirigé le développement de la Samsung Galaxy Gear, la première montre connectée commercialisée par le géant sud-coréen. Il prend également la tête d'un Think Tank. 

Je sais ce que vous pensez : ça manque quand même un peu de panache par rapport à 6th Sense, c’est vrai. Pour l’anecdote, les sources du projet 6th Sense sont encore disponibles en ligne, bien que le Github soit – disons-le – sinistrement calme depuis des années, avec seulement quatre contributeurs actifs. D’autres tenteront bien de suivre les traces de Mistry, mais sans guère plus de réussite, y compris en intégrant l’intelligence artificielle.

Présenté par Imran Chaudhri, un ancien directeur de design chez Apple, lors d’une conférence en 2023, voici Humane AI Pin.

Ce dispositif se clipse sur les vêtements et projette une interface rudimentaire sur la main ou d’autres surfaces, fonctionnant comme un smartphone sans écran physique. Il utilise des capteurs optiques et des commandes vocales pour des interactions intuitives, et peut afficher des appels, des applications et fournir une assistance vocale sans avoir besoin d’un smartphone connecté

On notera que le QG de Humane se situe à San Francisco. Dans le doute, on leur déconseille donc chaleureusement d’aller boire un verre pour décompresser au Bar Molotov de San Francisco après le boulot …

Les premiers avis sur le AI Pin laissent tout de même penser qu’il ne parviendra pas non plus à renverser l’hégémonie du smartphone.

Le média Engadget.com ira jusqu’à titrer : “The Humane AI Pin is the solution to none of technology’s problems. I don’t even know what it is, really.”

Source

Dans la foulée, on entendra également parlé du Rabbit R1, que Numerama désignera sous l’appellation assez peu flatteuse de “Gadget IA” au même titre que le Humane AI Pin. C’est mal parti…

Allo ? Topie ?

Jeune homme, j’ai rêvé devant 6th Sense tout comme la génération me précédent l’a fait avec l’hoverboard et les voitures volantes après être allé voir “Retour Vers le Futur” en salles.

Alors, pour conclure cet article, je vous propose un exercice mental.

En faisant mes recherches pour cet article, j’ai découvert que ce qui ne s’appelait ni une utopie (vision optimiste), ni une dystopie (vision pessimiste) pouvait être simplement désigné sous le terme d’allotopie (du grec “allo” = autre; “topos” = lieu).

Je vous propose donc d’imaginer ensemble à quoi pourrait ressembler une allotopie dans laquelle les smartphones ne se sont pas imposés comme ils l’ont fait dans nos vies au profit d’un dispositif comme 6th Sense. Au sein de quel monde serions-nous en train d’évoluer ? Comment seriez-vous en train de lire cet article ? Quelles activités de votre quotidien auraient changées ? Je suis très curieux de lire vos réponses en commentaires.

Et si finalement, c’était “Her” de Spike Jonze (2013) avec Joaquim Phoenix et la voix pas si artificielle que ça de Scarlett Johnson qui était le plus proche de ce à quoi ce futur pourrait ressembler ?